François Martin, expert de l'industrie graphique : « Dans le packaging, l'impression numérique et la découpe laser apportent une réponse viable pour les tirages courts »
Expert de l'industrie graphique et des technologies d'impression, François Martin fait partie des professionnels écoutés en France concernant les choix d'équipement pour les parcs machines des imprimeurs et l’évolution du marché. Ancien cadre-dirigeant chez HP puis BOBST, consultant et speaker pour diverses organisations (drupa, Labelexpo, UNFEA, etc.), il a accepté de répondre à différentes questions autour des enjeux du secteur packaging, pour les applications liées à l’emballage.
Q : Quel tableau peut-on dresser concernant le marché de l'emballage ?
François Martin : Au niveau mondial, le secteur du packaging est en croissance, de +2 à +8% selon les secteurs d'activité. 2024 n'aura pas été une grande année et 2025 sera modeste vu le contexte économique.
Le marché global est tiré en avant par l'Asie, qui produit entre 45 et 65% du packaging selon les secteurs puisqu’un grand nombre de produits importés ailleurs dans le monde y sont fabriqués. L'Europe est en croissance faible, ou même en déclin faible sur l’ondulé. Le marché de l’emballage comprend de nombreux segments ayant leur propre dynamique, mais certains éléments sont identiques dans le monde de l’emballage.
Quelles sont les difficultés du secteur ?
Globalement, l'industrie de l'emballage vit, en même temps, des changements conjoncturels et structurels, qui pèsent sur les marges. On a d'abord la hausse du prix de l'énergie et des matières. Avoir des lignes de production qui consomment moins d'énergie et réduire la gâche matière sont désormais des impératifs.
Un autre aspect, qui génère de la complexité, est la rareté de la main-d’œuvre et le manque de qualification des employés. Les industries de l'emballage ont l'image d'une industrie traditionnelle, bruyante, peu attirante mais qui peut être changée avec l’arrivée du numérique.
Enfin, l’industrie du packaging fait face, en Europe principalement, à de nouvelles normes environnementales qui doivent être mises en œuvre et qui ne sont pas simples à déployer – du sourcing de nouvelles matières, aux certificats de conformités et au recyclage.
Pourtant, le métier d'imprimeur a changé durant ces dernières années ?
Beaucoup ! Avant, c'était un métier d'artisan, aujourd'hui cela ressemble plus à de la gestion de process. C'est fini l'époque de « Jojo la burette » qui met un peu d'huile ici, un coup de tournevis par là pour régler une machine qui imprime de longs tirages. Chaque opérateur évolue maintenant dans un monde hyper standardisé, structuré par des logiciels, des tableaux de bord et l'arrivée de machines numériques.
Justement, les métiers de l'impression vivent depuis plusieurs années une transformation continue, tournée vers la "digitalisation" des process et des machines. Quel bilan peut-on faire ? Quelle est actuellement la place du numérique concernant la découpe dans le secteur de l'impression ?
Il faut distinguer les longueurs de tirages. Pour la production en grandes séries en carton plat ou en emballage flexible, où une marque commandera des centaines de milliers ou des millions d'exemplaires d'un emballage, les technologies traditionnelles d'impression et de découpe continuent sont impératives. Le numérique apporte des solutions intéressantes surtout pour les tirages courts et le prototypage.
On parle souvent de « break even » entre les technologies numériques et conventionnelles. Ces calculs sont très différents selon les segments dont on parle. Faites un tour dans une pharmacie ou un supermarché : vous êtes entouré d’emballage ! Sur les rayons, tout y est : emballage flexible, étuis et carton plat, PLV et boîte en carton ondulé… or l'essentiel de ces produits sont fabriqués avec des technologies conventionnelles, et finalisés avec des outils de découpe traditionnels.
Le secteur de l'étiquette fait figure d'exception, car les presses numériques s'y sont imposées. Et là, un tirage court représentera jusqu'à 5000 à 6000 mètres (en France, en étiquettes, le numérique occupe 13% des volumes et 30% en valeur). La situation est très différente dans le carton ondulé, où il a fallu attendre 2022 pour dépasser la barre des 100 presses numériques installées au niveau mondial !
Néanmoins, le numérique devient un environnement incontournable dans la mesure où il rend des services immenses. La pertinence de solutions numériques s’impose quand on regarde l’ensemble des lignes de production et la profitabilité globale d’une entreprise. Même si son développement est plus lent qu’anticipé, son intérêt reste majeur.
Comment les imprimeurs vivent-ils le passage au numérique ?
Dans le monde de l'étiquette par exemple, tout le monde s'y est mis même si le démarrage fut souvent subi comme une contrainte au départ. Mais généralement, une fois les process numériques adoptés, les imprimeurs disent tous à la fin : « Si j'avais su avant, j'y serai passé plus tôt ». Parce que le numérique résout un grand nombre de problèmes.
C'est en réalité ça, le vrai sujet pour un imprimeur : « Quel est le problème que j'ai besoin de solutionner ? » et les solutions sont le plus souvent dans la digitalisation.
En quoi les tirages courts, où le numérique prend l'avantage, représentent un défi pour les imprimeurs ?
Les tirages courts sont « pénibles » à gérer. En général, ils apportent peu de marge, demandent du calage et des opérations manuelles qui prennent du temps. Ils obligent à interrompre le flux de production habituel, en mobilisant des machines surdimensionnées pour ces petites commandes. C'est comme si on utilisait un camion 35 tonnes pour aller livrer 200 kg de pommes de terre.
Or la demande en tirages courts augmente.
D'abord, on a régulièrement des TPE/PME qui lancent des produits au niveau local, pour des petits volumes. Il peut s'agir d'une marque de cosmétique ou de chocolat, de confiture qui sera commercialisée par les commerçants de la région. Des imprimeurs comme FP Mercure, en Isère, sont intéressants à suivre sur ce sujet : ils ont la vision du futur !
Cette entreprise répond à la demande sur des produits locaux et à tirages modérés. Avec son parc machine, elle peut rapidement aussi réaliser du prototype pour les grandes marques, ce qui est plus difficile pour un imprimeur traditionnel.
Ensuite, les grandes entreprises se sont aussi mises à des volumes plus réduits. Principalement pour gérer sereinement les contraintes réglementaires qui changent fréquemment.
Au lieu de commander un tirage d'emballage à des milliers d'unités pour constituer du stock, les donneurs d'ordre ont pris l'habitude de morceler la commande pour s'adapter à telle nouvelle réglementation qui obligera à mentionner la présence d'un ingrédient dans la recette (comme la présence d'allergènes, à l'exemple de la cacahouète), l'absence de tel composé chimique, etc.
Autre paramètre, ce qu'on appelle le « versioning » : le donneur d'ordre fait évoluer son produit avec des variantes. Il adapte son packaging selon les résultats des ventes, change la traduction d'un terme ou d'une expression au fil du temps, modifie tel détail pour mieux correspondre aux marchés locaux. Il y aussi la saisonnalité et tout le fameux « promotional packaging » lié à une offre spéciale, une campagne de promotion… tout cela s'imprime souvent en tirage court, loin des ordres de grandeur habituels dans l'industrie où l'on imprime des centaines de milliers, voire des millions d'exemplaires.
Et justement, pour ces besoins plus modestes, l'impression numérique à la demande convient bien.
Qu'est-ce qui peut accélérer l'investissement des imprimeurs dans le numérique ?
Les consolidations d'entreprises sont souvent un déclencheur. Dans le secteur de l’emballage, les imprimeurs de taille moyenne se regroupent, mettent en place des sites de production plus optimisée et peuvent, ensemble, investir dans un parc machine et des suites logicielles qui seraient hors de portée en indépendant.
Dans le packaging, une offre numérique de taille moyenne capable de bien traiter des tirages courts représente déjà un investissement important. En carton plat, on peut par exemple atteindre deux millions d'euros avec une presse HP Indigo couplée à une découpe laser SEI Laser PaperOne haut de gamme. Pour certains acteurs de marché, c'est seulement en se regroupant qu'ils pourront optimiser leur site industriel pour les tirages courts.
Le résultat est qu'on voit cohabiter deux types d'imprimeurs en France. D'une part, des petits imprimeurs avec une clientèle locale, installée dans un rayon de 50 kilomètres à la ronde. De l'autre côté, de gros imprimeurs à couverture nationale ou internationale, qui investissent avec une ligne numérique capable de gérer les tirages courts pour l’ensemble du groupe.
Qu'est ce qui compte le plus pour les imprimeurs dans le choix d'une machine ?
Qu'il s'agisse d'investir dans une presse ou un système de découpe laser, un parc machine efficace doit bien répondre à trois critères : Qualité, Productivité, Économie. La qualité sera forcément au rendez-vous, sinon on n'étudierait même pas l'offre du fabricant !
En impression, le jet d’encre et l’impression Indigo LEP donnent des résultats impressionnants et qui continuent de progresser. En découpe, le Laser apporte des résultats de qualité pour la majorité des matériaux, mais sur certains substrats des traces de brûlures visibles peuvent gêner la marque.
Ensuite, la machine doit faire gagner en productivité, être facile à exploiter, demander le minimum de formation ou de maintenance. La drupa a montré de nouvelles solutions fortement automatisées du PDF au produit final. Les progrès sont incontestables.
Enfin, il y a le volet économique. L'acquisition et l'exploitation des solutions numériques doivent être compétitifs. En impression, les progrès sont continus, en découpe, le Laser s'en sort assez bien sur les tirages courts et comme mentionné précédemment, le retour sur investissement du numérique doit se mesurer sur l’ensemble de la profitabilité d’un site ou d’un groupe, et pas uniquement sur chaque tirage.
Avec le recul, numériques ou pas, quelles évolutions imaginées il y a 10 ans n'auront pas été au rendez-vous ?
La personnalisation n'a pas été le raz-de-marée que certains imaginaient. Il y a eu un effet de mode qui s’est confronté à la réalité de la « supply chain ». On pensait que les données personnelles seraient présentes partout, y compris en emballage. Aujourd'hui, seulement 1.6% de ce qu'on imprime est personnalisé – impression commerciale et emballage. La raison tient à la « supply chain » : la logistique a du mal à suivre ! C'est compliqué d'acheminer des produits personnalisés sur le terrain, de les répartir dans un réseau physique de magasins et ce même avec les commandes en ligne.
Par contre, pour des besoins liés à la sécurité, les données personnalisées - « variable data printing » - ont beaucoup d'avenir. Elles peuvent servir à éviter la contrefaçon ou rassurer le consommateur, aider au contrôle-qualité, à la traçabilité… Dans un packaging, on peut inclure beaucoup d'éléments de sécurité et de suivi du produit. Le marquage au laser fait d'ailleurs partie des technologies disponibles.
Quels sont, pour vous, les avantages indiscutables du Laser ?
C'est la capacité du faisceau à découper instantanément n'importe quelle forme, sans aucun outil. C'est bluffant. On peut découper 20 ou 200 étiquettes dans un format puis un autre sans devoir changer d'outillage et on peut faire des choses impossibles avant, qui vont permettre d’augmenter la satisfaction globale du client donneur d’ordre.
Depuis deux ans, l'intelligence artificielle (IA) monte fortement en puissance. En quoi va-t-elle impacter les ateliers d'imprimeurs ?
L'IA générative fonctionne remarquablement bien pour la génération de contenu. On va l'utiliser de plus en plus dans la phase créative pour générer des designs spectaculaires, des fichiers de travail, etc. ESKO, Hybrid Software ont déjà des solutions très pertinentes. Elle va bien sûr aider dans la gestion des couleurs, le contrôle-qualité et faciliter la maintenance préventive pour les constructeurs de machine.
Comme les machines industrielles numériques sont connectées, elles peuvent remonter des informations concernant leurs paramètres d'utilisation avant une panne ou une anomalie. Ces données vont permettre d'améliorer la fiabilité des machines. En analysant les scénarios de bon fonctionnement et de panne sur des centaines de machines installées un peu partout dans le monde, l'IA permet déjà à des constructeurs comme HP d'isoler les situations à problèmes, évaluer les probabilités de défaillance d'une pièce, etc.
L'intelligence artificielle permettra d'isoler des erreurs ou des bugs dans des fichiers, de repérer des facteurs qui dégradent la qualité des impressions / des découpes, ou impactent la durée de vie des composants. On identifiera mieux la cause : une maladresse humaine, l'utilisation d'un papier poussiéreux, etc.
Pour conclure, quels conseils donneriez-vous aux imprimeurs ?
Mettez en place des méthodes, organisez-vous pour bien gérer vos flux, mettez de l'intelligence dans toutes vos étapes, que ce soit dans le contrôle-qualité, le service aux clients, le pré-presse, la gestion des déchets.
Voyez les développements technologiques comme un opportunité – y compris l'Intelligence Artificielle. Entre imprimeurs, regroupez-vous et mettez en place de la formation continue pour vos employés et recrutez des jeunes sur des lignes de production digitalisées.
Parlez fréquemment à vos clients et demandez leur comment vous pouvez les aider à optimiser leur production d’emballage et regardez ce que font vos collègues européens.
Nous sommes dans un monde ouvert, où la concurrence règne et dans une industrie où tout doit être rigoureux, systématique et mesuré… cela n'est pas suffisamment ancré dans la culture française.